Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée

Entretien de Norbert N. Ouendji avec Achille Mbembe

« Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée ». Tel est le titre du dernier livre d’Achille Mbembe qui paraît aux Éditions La Découverte à Paris le 14 octobre. J’ai eu le privilège de lire de manière attentive cet ouvrage riche et très documenté écrit en mémoire de Frantz Fanon et Jean-Marc Éla, deux « penseurs du devenir illimité ». Malgré son agenda chargé, l’auteur, actuellement en mission d’enseignement aux USA (Duke University), a accepté de fournir des éclairages utiles qui permettent de mieux comprendre sa philosophie et sa démarche. Dans cet entretien accordé à Norbert N. Ouendji, il va au-delà du texte et aborde des questions centrales du débat africain de l’heure.

Vous sommez le continent de « sortir de la grande nuit ». Son état de somnolence actuelle vous préoccupe. Tout au long de votre nouvel ouvrage, vous rejoignez Fanon lorsque vous invitez les Africains à « regarder ailleurs » qu’en Europe s’ils « veulent se mettre debout et marcher »…

C’est, simplement, qu’une nouvelle scène du monde se dessine sous nos yeux. L’Europe n’en est plus le centre de gravité même si elle reste un acteur important de la vie internationale. Rongée par le narcissisme et la blessure du rang perdu, elle tourne désormais en rond sur elle-même, et les Africains perdraient leur temps à vouloir l’ériger en modèle ou à entretenir avec elle des querelles d’un autre âge.

Par contre, c’est en elle-même que l’Afrique doit redécouvrir les ressources de sa  régénération, son centre, sa ligne médiane. Ceci n’est pas l’équivalent d’un retour à je ne sais quelles coutumes anciennes. L’Afrique doit se reconstituer en tant que force propre. C’est en devenant sa force propre qu’elle négociera avantageusement avec elle-même et avec le monde – condition pour créer quelque chose d’éminemment neuf, qui fasse signe à l’humanité dans son ensemble.

On a l’impression, au fil des pages, que ce grand sommeil africain que vous décrivez et dénoncez a été provoqué par la colonisation. En est-elle la seule cause ?

Non. Mais elle n’a pas aidé.  Elle n’était pas une fusée mouillée. De tous les points de vue, l’héritage légué par la colonisation était médiocre. Les pouvoirs postcoloniaux n’ont cependant guère fait mieux, eux dont la petitesse d’esprit rappelle à bien des égards celle des maitres coloniaux.

À ce propos, vous n’êtes pas très tendre vis-à-vis de la France. Vous estimez que cette ancienne puissance coloniale « décolonisa sans s’auto-décoloniser ».

 La colonisation française a pris fin et un transfert de pouvoir a eu lieu. Ceci n’est cependant pas la même chose que la « décolonisation » si, du moins, l’on entend par « décolonisation » un projet radical de recommencement. D’autre part, la colonisation ayant été une forme primitive de la domination de race, on ne peut pas prétendre avoir décolonisé si, par ailleurs, l’on ne démantèle pas, chez soi, l’armature psychique et les structures matérielles et institutionnelles qui alimentaient le racisme.

Or justement, la France d’aujourd’hui est prise dans la tourmente d’une logique racialiste qui n’a plus honte de se proclamer comme telle. Le vieux pays des « droits de l’homme »  est possédé par un désir trouble de provincialisation et, je dois le dire même si le mot est peut-être trop fort, un désir d’apartheid – le rêve fou d’une communauté débarrassée de ses étrangers, où des gens par ailleurs brimés, harcelés en permanence et souffrant de multiples formes de discriminations peuvent être déchus de leur nationalité et renvoyés on ne sait où. Ceci dit, parmi les nouvelles élites africaines, je n’en connais guère qui aimeraient, en plein XXIème siècle,  vivre sous l’Apartheid.

 Vous soulignez par ailleurs que l’un des faits majeurs du demi-siècle à venir sera la présence, en Afrique, de la Chine, dont de nombreux investissements sont déjà bien visibles dans plusieurs pays du continent.

Pour que le projet sino-africain devienne un facteur positif de leur histoire, il faudra que les Africains lui donnent chair et esprit. Pour le moment, ce projet se situe dans une logique de troc, purement extractive, et dont la conséquence est de renforcer les assises matérielles des potentats locaux et des classes sociales qui les soutiennent.

Selon vous, la décolonisation est donc un processus inachevé, au même titre que la démocratisation. Vous parlez même d’une décolonisation « fictive », donnant ainsi l’impression que les Africains ont encore beaucoup de chemin à parcourir pour contribuer positivement à ce que vous appelez « la déclosion du monde ».

 J’entends par « décolonisation fictive » une décolonisation sans démocratisation ou encore, dans le cas de l’Afrique australe, sans « déracialisation ».  C’est aussi la sorte de décolonisation où le maitre vous remet la maison, mais garde par-devers sa ceinture le trousseau de clés.

Ceci dit, aujourd’hui il ne s’agit plus tant de lutter contre un occupant étranger que contre soi-même. Bien entendu, les structures de l’exploitation et de l’inégalité à l’échelle mondiale sont encore là. Mais leurs conséquences sont d’autant plus désastreuses que, sur le plan interne, l’Afrique est molle et gélatineuse. Ses forces sont éparpillées et ses énergies dissipées par la cruauté, le gaspillage et les désordres internes. Il lui faut donc constituer son centre propre si elle veut achever la décolonisation.  Il lui faut accomplir ce travail dans un contexte particulier  et risqué – celui de la fin de la globalisation et le début d’une balkanisation progressive de notre monde.

 L’année 2010 aura été marquée par la célébration du cinquantenaire des indépendances. Si, comme vous le dites, la décolonisation n’aura été que fictive, que célèbre-t-on ?

De mon point de vue, il n’y a strictement rien à célébrer. En 1960, certains pays africains étaient en avance sur la Corée du Sud. Où en sommes-nous cinquante ans plus tard ? On ne trompera personne en revêtant de haillons ce qui, manifestement, est nu.

 Votre ouvrage paraît précisément au moment de cette célébration. Est-ce une contribution au débat ou une simple coïncidence ?

L’on a besoin de réflexion critique si l’on veut rouvrir les chemins d’avenir. Cette tâche critique, personne ne l’accomplira à notre place. Mon livre est une contribution à cet effort. Ma voix n’est la voix d’aucun maitre. Elle est la mienne propre. En même temps, elle s’implique dans une tradition dont je revendique l’héritage.

Ce qui explique aussi votre colère par rapport au fait que, dans bien des  pays, les noms de certaines figures importantes ayant combattu pour « l’indépendance » continuent à être censurés des discours officiels. Pourquoi n’arrive-t-on pas à y faire une « place aux vaincus » comme on le voit en Afrique du Sud ?

Nous sommes gouvernés par une classe de prédateurs indigènes dont les comportements et les actions se situent en droite ligne des traditions de pouvoir qui prévalaient en Afrique au moment de la Traite des esclaves. Ceux qui nous gouvernent se comportent à l’égard de leurs pays comme des occupants étrangers. Ils traitent leurs pays comme des prises de guerre.

Ils ont une manière de se conduire dans la vie de tous les jours – une manière de parler, une manière d’accoutrement, de boire et de manger, de se montrer en public, d’éprouver des sensations, de jouir, de gaspiller nos maigres richesses, de se mettre en colère, de traiter leurs ennemis – qui démontre en tous points des qualités de la bête sauvage. La colonisation a encouragé en tous points cette tradition d’ensauvagement.

C’est cette tradition d’ensauvagement  qui, historiquement,  explique le rapport des États nègres à la mort en général, et surtout à la mort de ceux qui ont, par la lutte, représenté d’autres possibilités de vie ; la possibilité d’une émancipation radicale.

Le cas de Ruben Um Nyobè et de bien d’autres vous hante. Vous dites d’ailleurs que si vous vous êtes éloigné spirituellement du Cameroun, c’est en grande partie en raison de son refus de reconnaître l’existence du crâne d’un parent mort, ou plus largement, « le refus de sépulture et le bannissement des morts tombés lors des luttes pour l’indépendance et l’autodétermination ».

Il ne s’agit pas seulement du crâne de Um, mais aussi de tous ceux qui ont trouvé la mort au cours de la lutte – Pierre Yém Mback, Félix Moumié, Abel Kingué, Osendé Afana, Ernest Ouandié, la longue liste des gens sans nom et parfois sans sépulture.  Il faut y ajouter ceux qui ont vécu sous le signe de l’exil et du bannissement, que notre pays n’a pas reconnu et qu’il a, à un moment, pourchassé – Ndeh Ntumaza, Abel Eyinga, Mongo Beti, Jean-Marc Éla et plusieurs autres.

Il ne faut pas, au milieu de tout ceci,  oublier ceux qui, contre vents et marées,  ont vécu debout, maitres d’eux-mêmes, souvent à la marge ; ceux dont le modèle d’existence, au milieu du brouillard et de la fumée, continue de témoigner de ce que nous aurions pu devenir. Je pense par exemple  à Fabien Eboussi Boulaga, cette  figure singulière dont la pensée pèsera pour longtemps d’un poids propre dans la vie africaine de l’esprit.

Vous êtes donc parti pour la France, avez par la suite découvert les USA avant de déposer vos valises en Afrique du sud à la fin du XXe siècle.  Votre regard sur chacun de ces trois pays est tantôt passionné, tantôt bouleversant. Quel héritage vous en avez eu en fin compte ? Et quel type de rapports entretenez-vous désormais avec le Cameroun ?

Je continue de vivre à cheval entre l’Afrique du Sud, les Etats-Unis et de temps à autre la France. J’aurai passé l’essentiel de ma vie à traverser le monde. Je me suis glissé dans chacun des lieux que j’ai habités non sans une réserve de distance et d’étonnement. C’est ce qui m’a permis d’assumer la cartographie instable et mouvante de ma vie. En marchant, j’ai rencontré d’autres gens, d’autres langues, d’autres sons et d’autres mondes. Né quelque part, je n’appartiens à aucun  lieu en tant que tel. J’aurai passé l’essentiel de mes ans à embrasser la part morcelée de ma propre existence, à faire des détours et des rapprochements parfois improbables, à opérer dans les interstices dans le but de donner une expression commune à des choses que souvent nous dissocions. Le Cameroun, je le porte par-devers moi, dans une relation filiale avec les figures que nous évoquions à l’instant, persuadé qu’un jour, dans le futur, justice sera faite à leur nom et au texte qu’ils ont écrit.

Au regard de ce témoignage qui donne à votre livre une portée autobiographique, peut-on dire que vous êtes le symbole du citoyen afropolitain dont vous célébrez l’émergence dans la plupart de vos discours ?

Il m’est simplement arrivé de faire l’expérience de plusieurs lieux. Chacun de ces lieux est tissé dans l’étoffe même de ma vie. Chacun a laissé en moi des traces que je suis incapable d’effacer. Chacun aurait pu être, à lui tout seul, le midi et le crépuscule de mon existence. Mais en réalité, je n’ai pu me rapprocher de chacun d’eux que moyennant une prise de distance, l’érection d’une faille qu’il m’a ensuite fallu chaque fois essayer de franchir. Et c’est en marchant que j’ai appris à devenir, non pas « Nègre », mais simplement homme-dans-le-monde.

Vous parlez d’une Afrique qui est désormais « peuplée en majorité de passants potentiels ». Vous dites qu’ils sont tentés par l’aventure souvent difficile vers un ailleurs où ils rêvent de se « réinventer et de se ré-enraciner ». Comment réussir cette fuite forcenée alors que vous faites le procès d’une globalisation qui n’est plus, pour des millions de gens, « le temps infini de la circulation » ?

L’un des signes les plus dramatiques de la faillite des indépendances, c’est le fait que s’ils en avaient le choix, des centaines de millions d’Africains vivraient ailleurs et non pas chez eux. Ce désir généralisé de défection est une véritable catastrophe. Mais je fais également référence à des tendances lourdes de l’évolution sociale du Continent – bientôt plus d’un milliard d’habitants ; la montée d’une civilisation urbaine sans précédent dans l’histoire de la région ; un nouveau cycle de migrations internes ; la consolidation de nouvelles diasporas notamment aux Etats-Unis ; l’arrivée massive des Chinois dans les grandes métropoles continentales.  La question est de savoir comment accompagner ces mutations structurelles. Il nous faut ré-imaginer des institutions en phase avec cette Afrique-en-mouvement, cette Afrique-en-circulation, cette culture fluide et très ouverte sur le monde et à la nouveauté ; cette constellation créole, et que j’appelle « afropolitaine ».

 Revenons un peu sur les causes de cet abandon du continent par ses dignes fils et filles. Vous pointez particulièrement du doigt la gestion calamiteuse des ressources disponibles par des rapaces au pouvoir.  Ils s’en vont, en quelque sorte, parce qu’ils ne veulent plus vivre sous des « chefferies masquées ».

Les gens font aussi des choix personnels et tous ne sont pas liés à la situation politique désastreuse de nos États. Je parle de la nouvelle phase des migrations de masse, celles qui sont liées à la survie économique ou celles qui sont l’effet des situations de guerre et de conflits. Elles affectent des millions de gens dont certains se déplacent de camps en camps. Mais il y a aussi un processus de déplacement des frontières, que celles-ci soient physiques, culturelles ou cultuelles. De ce point de vue, il n’y a qu’à observer la sorte de réalignement mental à l’œuvre dans les églises pentecôtistes qui se développent partout sur le Continent sur un mode quasi-capillaire.

Ce basculement de la géographie, de l’imaginaire et des formes de mobilité est un facteur-clé des recompositions en cours. Accompagner de manière créative ces recompositions exige que soient abolies les frontières héritées de la colonisation ; que soient ouverts de grands espaces de circulation sans lesquels il n’y aura guère de grands pôles régionaux de croissance économique et de créativité intellectuelle, culturelle et artistique. Nous avons besoin d’ouvrir, en Afrique, de vastes espaces de libre-circulation. Cet effort doit aller de pair avec la réforme des règles concernant la nationalité. Que l’on accorde, par exemple, la citoyenneté aux gens d’origine africaine qui le souhaiteraient, vieilles et jeunes diasporas confondues. Que l’on institue, à l’échelle continentale,  un « droit de retour » pour ceux et celles qui souhaitent appartenir au Continent.

Ce discours rappelle le projet des Etats-Unis d’Afrique dont rêvaient Marcus Garvey et plus tard Kwame Nkrumah. Aujourd’hui, des leaders comme Kadhafi tentent de faire prospérer cette idée au sein de l’Union africaine, qui est officiellement consciente de la nécessité de la concrétiser. Au-delà des discours, peut-on être optimiste par rapport à cette cause avec la génération des chefs d’Etat actuels ?

 C’est un vaste horizon d’avenir et un nouvel imaginaire du futur qu’il s’agit d’ouvrir. Cet imaginaire doit être à la mesure des défis posés par le tumulte du présent. Les discours sur la globalisation cachent mal le fait qu’une grande « partition » du monde est en cours. Le processus de balkanisation du monde se traduit par la montée des peurs, le retour des murs, les tentatives de réduction du politique aux pulsions les plus primaires, la mise calculée de la raison au sommeil, le retour preux et gaillard de logiques racialistes que l’on croyait périmées.

L’Afrique ne peut guère faire face à un monde plus féroce que jamais avec une poussière de micro-États sans nom, sans voix ni poids propre. Elle doit absolument faire réseaux si elle veut se constituer en force autonome, capable d’embrasser le monde et d’agir à hauteur de celui-ci.  Cette idée d’une « nationalité africaine », d’une « cité africaine » nous vient de loin. Elle est inséparable de l’émergence de l’Afrique à la modernité. Elle comporte des dimensions  politiques, philosophiques, esthétiques et économiques. Pour la réactiver positivement dans les conditions contemporaines, il faut la remettre entre les mains des sociétés civiles africaines et en faire un grand mouvement culturel.

D’après votre logique, la plupart de nos dirigeants sont prêts à tout pour « rester au pouvoir à vie ». Vous établissez même un rapport entre les pratiques sexuelles de certains et cette gestion du pouvoir en postcolonie, où une « machine à jouir » en est marche. Comment fonctionne exactement une telle mécanique ? Par ailleurs, quels sont les pays où cela s’exprime le plus ?

Ce n’est pas qu’une affaire de dirigeants.  C’est tout le rapport entre l’État et la société qu’il faut remettre en question. Chaque société a les dirigeants qu’elle mérite.

Ceci dit, la culture autoritaire postcoloniale – dont je disais qu’elle puise certains de ses ressorts dans l’ethos de la Traite des esclaves – est une culture phallocratique. La phallocratie, c’est le gouvernement du père ou du vieillard. Elle fonctionne sur la base de la croyance selon laquelle c’est dans le phallus que quelque chose se passe. C’est dans et par le phallus qu’il y a événement. En fait, le phallus, voilà l’événement ! Et le pouvoir, c’est l’effort que déploie le phallus sur lui-même pour devenir figure et structure. Non pas une structure de production, mais un conglomérat de sujets voués  à la consumation sans but, au gaspillage le plus frénétique, à la dépense sans réserve, bref, à la vénalité et à la corruption.

C’est cela que j’appelle « la machine à jouir ». Ces « machines à jouir » sont à l’œuvre dans des pays comme le Cameroun, les deux Congo, le Nigéria, l’Angola, le Gabon, les deux Guinée, le Tchad et le Kenya. La part de sénilité frappe, quant à elle, presque tous les pays africains.

 Vous abordez, dans la foulée, la problématique de l’homosexualité. Vous rappelez que cette pratique coïtale a existé durant la période précoloniale. Vous dites notamment, dans le dernier chapitre, qu’elle était souvent l’apanage des puissants.

Les pratiques homosexuelles ne sont pas neuves en Afrique. Autrefois, elles faisaient partie des pratiques rituelles et cultuelles. L’homosexualité a toujours joué des fonctions spectrales dans l’histoire de la sexualité en Afrique. Elle resurgit aujourd’hui sur un mode polémique dans le débat public.

Quelle est votre position sur ce débat, compte tenu justement de cet état des lieux que vous résumez ? Dans des pays comme l’Afrique du Sud, cette pratique est autorisée par la loi ; là où elle  est interdite, une partie de l’opinion revendique sa reconnaissance légale.

 Ma position est claire. Il y a diverses formes de relations humaines et amoureuses.  La forme hétérosexuelle en est une. Mais elle n’est pas la seule. L’on doit reconnaitre et protéger légalement les multiples modalités par lesquelles les personnes humaines établissent entre elles des liens d’amour et de respect.

 Si vous le permettez, nous allons reparler un peu des questions liées à la démocratie. Une réflexion m’a frappé dans votre récit. Vous soutenez que «  pour que la démocratie s’enracine en Afrique, il faudrait  qu’elle soit portée par des forces sociales et culturelles organisées ; des institutions et des réseaux sortis tout droit du génie, de la créativité et surtout des luttes quotidiennes des gens eux-mêmes et de leurs traditions propres de solidarité ». Il s’agit là, d’une remise en cause radicale des tentatives de lutte qui ont été menées depuis le début des années 1990.

 Dans la plupart des cas, les luttes menées depuis 1990 n’ont manifestement pas entrainé une démocratisation radicale de la vie politique africaine. Dans les États francophones en particulier, l’on continue de truquer les élections comme au bon vieux temps de la colonisation. Les citoyens ne sont toujours pas à même de choisir librement leurs dirigeants. La seule forme d’alternance est l’alternance par la mort.  Les successions, désormais, se font de père à fils.

Les expériences les plus avancées demeurent fragiles faute d’enracinement dans les institutions et les structures. Il y a un énorme décalage entre la façon de mener les luttes et les formes de la créativité sociale et culturelle en général, qu’il s’agisse des langages, des institutions, des manières de s’organiser ou des modes de légitimation. L’on a besoin d’une deuxième génération de luttes pour la démocratie en Afrique. Pour aboutir, cette deuxième génération des luttes devra nécessairement assurer le pont entre les formes d’un coté et la culture de l’autre.

 Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?

 Il nous faut étudier très attentivement les multiples façons dont opèrent les logiques sociales et culturelles. Comment, dans la pratique de tous les jours, les gens font-ils communauté ? Comment s’organisent-ils pour pratiquer la solidarité ? De quels genres d’institutions se dotent-ils lorsqu’ils cherchent à réaliser des buts transcendantaux ? Dans quels langages parlent-ils des choses quotidiennes ou encore des fins dernières ? Comment chantent-ils ou prient-ils ? À travers quelles formes expressives cherchent-ils à communiquer la joie, la plainte ou les lamentations ? Comment articulent-ils le proche et le lointain ? À quelles formes de réappropriation soumettent-ils ce qui est nouveau ? Tout ceci constitue le capital culturel sans lequel il n’y a guère, ici, d’action efficace. Si l’on veut enraciner la démocratie en Afrique, il faut déployer ce capital culturel et ces gisements symboliques comme les ressources principales de la lutte. Il faut traduire l’idée même de la démocratie dans les langages des gens. Ce travail intellectuel, mais aussi tactique et organisationnel, n’est malheureusement pas fait.

 Les partis d’opposition ont-ils aujourd’hui la légitimité et la crédibilité pour accompagner un tel projet ? Qu’en est-il de la société civile ?

 Les partis d’opposition sont loin d’avoir effectué le travail intellectuel dont je parlais il y a un instant. Il faut proposer un imaginaire qui parle aux gens dans les conditions concrètes de leur vie quotidienne. Ce retour aux situations quotidiennes doit aller de pair avec l’articulation d’un horizon d’espoir, une certaine proposition de futur. Mais davantage encore, il faut raviver la conscience de classe si l’on veut échapper aux rets de l’ethnisme. Ceci exige une énorme capacité de créativité et de traduction. Il est par exemple significatif que les églises pentecôtistes parviennent à redéfinir ainsi les contours de la communauté et de l’individu à partir d’idiomes dont pourraient s’inspirer les partis politiques d’opposition. Il est en effet possible de proposer de nouvelles visions de la communauté qui ne soient pas nécessairement biologiques, d’inventer de nouvelles formes de parentés qui transcendent le lignage ou la tribu. C’est cette sorte d’imaginaire qu’il faut savoir ouvrir.

Dans le cas du Cameroun particulièrement, comment pouvez-vous, avec un peu de recul, résumer la situation qui y prévaut, un an avant la présidentielle en principe prévue en octobre 2011 ?

C’est l’enkystement. Le pays est sous la coupe d’à peu près un demi-millier de vieillards qui, à tous les échelons de la vie publique, s’arc-boutent et ne veulent point mourir seuls. Ils sont décidés à emporter avec eux tout ce qui vit et respire. Le premier d’entre eux, Monsieur Paul Biya, aura bientôt 80 ans. Frappé de sénilité, il n’est lucide que quelques heures par jour, comme d’ailleurs la plupart des gens de son âge. Peu importe qu’il soit au pouvoir depuis 28 ans. Le moment venu, il se représentera pour un énième mandat. Il ne lâchera pas l’os. Il veut à tout prix égaler Fidel Castro.

 Comment éviter un tel naufrage ?  Vous donnez le sentiment qu’une alternance n’est pas possible dans les conditions actuelles.

 Les rapports entre la société et l’État sont tels que dans les conditions actuelles, il ne peut pas y avoir d’alternance pacifique. Les acteurs susceptibles de conduire une révolution sociale radicale manquent à l’appel. La société est ankylosée.  Pourtant, le besoin d’une révolution sociale radicale n’a jamais été aussi pressant qu’aujourd’hui.

 Dans ce sens, quel regard portez-vous sur les actions que mènent certains membres de la diaspora ces dernières années ?

 

Il y a encore beaucoup à faire.

 

Norbert N. OUENDJI

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